Axée à l’origine sur la cause animale d’un côté, sur la souffrance humaine de l’autre, Dorothée Clauss demeure fidèle à son époustouflante maîtrise du dessin, qu’elle conjugue à présent avec la technique ancienne des grands portraitistes. Les visages, voire les corps des modèles, qu’elle décline sur toile ou sur bois, sont choisis parmi les êtres de chair qui font partie de son cercle intime. De ses êtres chers si l’on préfère, ceux que l’on a le temps d’observer de plus près, que leurs singularités fascinent. Ils sont déréalisés, en quelque sorte abstraits du monde qui les entoure, afin de mieux trouver leur place dans
l’univers pictural, après un voyage, orchestré par l’artiste, dans l’espace et le Temps de l’art. Les visages retrouvent alors une chair, une carnation, d’un autre ordre, dans la matière picturale et colorée qui détermine leur nouvelle apparence, une chair sans doute plus pérenne que l’ancienne, dite périssable. Dé-contextualisées, les physionomies se voient dès lors insérées dans une pénombre improbable. Un peu comme dans le procédé alchimique ou même dans la révélation photographique qui préside à l’apparition de l’image. Elles sont ainsi re-figurées selon la tradition du genre, en des pauses académiques, d’une autre dimension. Ne nous y bernons pas toutefois : quelques coups de
pinceaux rebelles – et modernes, démasquent la pieuse référence au passé. En fait, Dorothée Clauss dépouille ses sujets de ce fond figural qui les ancrerait dans une histoire, une anecdote, et recourt au Clair Obscur, si cher au Caravage et autres La Tour ou Le Nain. Les figures acquièrent ainsi de ce mystère qui caractérise chaque individu, sans doute parce que le peintre y projette ses sentiments. En ce sens, on peut parler d’hybridité : l’apparence des uns, les modèles, se mêle au contenu, le monde intérieur, de l’autre : l’artiste, sa mélancolie, son mal-être, son angoisse existentielle dont certaines attitudes, contorsions et occultations voire dissimulations (le visage caché par des objets), donnent une idée. Les couleurs sourdes, l’atmosphère que l’artiste parvient à créer, intimiste au demeurant, les valeurs contrastées, concourent à cette expression. C’est au fond la dualité humaine : claire en apparence, obscure en réalité, et le plus souvent les deux en même temps, qui la captive. La lumière est mise en évidence, après tout c’est elle qui révèle le visible, et la manière dont la peau et la chair réagissent par rapport à elle. Dans ce qu’elle a de fugitif comme dans ce qu’elle a de pérenne, quand elle tend à s’estomper et efface les objets, nous plongeant dans l’inquiétante étrangeté des ténèbres. Or
Inquiéter, au-delà du savoir-faire, ça, Dorothée Clauss a toujours su le faire. On s’en apercevra avec ses Natures en feu, tempêtes et autres paysages, mais ceci est une autre histoire… En ces époques pessimistes, on a besoin de se recentrer sur des valeurs simples : les proches, les images lumineuses, se sentir exister, se retrouver dans l’autre, se rassurer par les autres, bien faire ce
que l’on sait faire, se référer aux leçons du passé… La Peinture fait partie de ces valeurs. L’espoir est entre les mains du peintre. De cette peintre en l’occurrence.